QUAND LE DRAGON SE COGNE LA TETE ET SE MORD LA QUEUE
Par Jacques de Billy
J’avance peu à peu dans mon dessein. En présupposant comme véritable, ce que j’ai réfuté jusqu’ici, j’en viens à la tête et à la queue du dragon, avec lesquels les astrologues judiciaires tachent d’épouvanter les ignorants. Et afin qu’on découvre mieux leur imposture, il faut remarquer que la Lune ne se remue point directement ni parallèlement sous l’écliptique, mais qu’elle biaise quelque peu et la coupe en deux points de l’un desquels elle avance vers le septentrion, et de l’autre vers le midi. Le premier de ces points est appelé par Ptolémée, le nœud montant, et le second le nœud descendant. Les astrologues ont trouvé bon de les appeler la tête et la queue du dragon. Par où vous voyez que la Constellation du dragon, située au dessus de celle de la Lyre, près du pole céleste, est bien différente du dragon mystérieux de l’astrologie. Car celle là est composée de quelques étoiles qu’on voit à l’entour du pôle septentrional. Alors que l’autre consiste essentiellement dans les deux intersections, imaginaires, des routes du Soleil et de la lune, avec les limites qui sont son ventre.
Les astrologues judiciaires disent des merveilles de ces deux choses, et tout premièrement ils assurent que la tête du dragon étant en la première maison signifie la domination, et les événements fortunés. Et la queue y signifie l’affliction, les traverses, et la blessure d’un œil. En la seconde maison la tête signifie l’augmentation des richesses, et la queue y est le symbole de la pauvreté et des disgrâces. Et ainsi de suite les mêmes distributions pour les dix autres.
Après cela les astrologues ajoutent que, parlant généralement de la tête du dragon, avec les bonnes planètes fait un homme de bien, et avec les mauvaises un méchant homme. Et au contraire la queue avec les mauvaises planètes fait un homme vertueux, et avec les bonnes elle communique le vice. Étonnante inversion. Et afin d’avoir toujours une porte de derrière pour se sauver en cas de besoin, lorsque les événements ne s’accordent pas avec leurs prédictions, ils disent qu’il faut juger de toutes ces choses selon l’état des planètes qui leur sont conjointes. C’est tellement facile d’user de ce genre d’échappatoire.
Or de là il est aisé de conclure à l’extravagance des astrologues judiciaires. Car puisque ni la tête, ni la queue du dragon ne sont des astres, pourquoi répandraient elles alors des influences ? Expliquez donc d’abord cela. Ou elles auraient ce pouvoir d’elles mêmes, ou de la partie du ciel où elles sont, parce ces intersections « se remuent » et changent continuellement de place d’où il vient qu’elles achèvent leurs propres révolutions en 6798 jours, enfin par les calculs théoriques qui se font pour les éclipses notamment. Donc elles ne sont pas toujours en la même partie du ciel, et partant elles ne reçoivent point du ciel le pouvoir de répandre leurs influences, si elles en avaient. Ce qui reste à prouver.
De plus on ne peut point dire qu’elles aient ce pouvoir d’elles mêmes précisément à cause que ce sont des intersections, c’est à dire des croisements fictifs et irréels, de la route imaginaire du Soleil, cela fait beaucoup d’inventions mises l’une sur l’autre. Car ce n’est pas seulement la lune qui coupe cette route, mais cela convient encore à Saturne, à Jupiter, à Mars, à Vénus, à Mercure etc... Il y a d’autres intersections de l’écliptique que celles qui se font par la lune. Si tant est que l’on puisse parler ainsi, parce la lune est à 300 000 kms de la terre et l’écliptique à 149 millions de kms. Le mot intersection est donc bien mal employé, et fort mal choisi, car en définitive il ne veut rien dire du tout, puisqu’il ne croise rien de véritable. Une illusion. Celles de la lune ne méritent pas plus d’être appelées des têtes et des queues du dragon, que celles des autres planètes, et partant, au lieu d’un dragon, il y en auraient plusieurs dans le ciel. Et au lieu de deux ou trois malheurs, il y en aurait un plus grand nombre qui pendraient sur nos têtes. Que l’on nous préserve de tant de venin.
Et puis pourquoi le ventre du dragon n’aurait-il pas autant de malignité que la tête ou que la queue ? Figurez-vous un grand cercle, qui passe par la naissance du quatrième signe du mouvement de latitude, et qui soit perpendiculaire à l’écliptique, celui-là passera par le ventre du dragon, dont le milieu n’est autre chose que la plus grande latitude lunaire. Or le ventre d’un animal est ordinairement plein d’ordures, de saletés et d’impuretés. Pensez-vous que celui du dragon est au contraire rempli d’œillets et de roses ? N’a-t-il point des météores aussi venimeux que ses yeux et que ses dents ? Ses fumées et ses exhalaisons ne sont-elles point aussi puantes que celles de ses narines ? Ce dragon est-il comme les vieilles sorcières, qui empoisonnent et ensorcèlent par leurs regards ? Que croyez-vous donc ? Avez-vous déjà voyagé jusques aux intersections pour y voir le dragon dans les yeux? Puisque n’ayant jamais bougé de la terre, vous dites des choses si étonnantes, sur cette bête, et sur ses prétendus pouvoirs.
Il me semble que j’entends un astrologue, qui ne se plait point à la raillerie quand on l’attaque, et qui se mettant sur le sérieux, tâche de répondre à l’argument que j’ai formulé, disant que ces intersections n’ont point la vertu d’elles-mêmes de signifier toutes ces choses. Mais que c’est à cause de leurs conjonctions avec les planètes, dans une telle maison en particulier. Certainement cela serait en quelque façon recevable, si ces intersections étaient réelles et seules dans le ciel, mais puisqu’il y en a d’autres, toutes aussi imaginaires, semblablement conjointes, dit-on, avec les planètes, sans qu’on ne les voit jamais au télescope, pourquoi n’auraient-elles pas le même pouvoir ? Pourquoi n’en dirais-je pas autant de celles de Saturne, qui est si mélancolique et si malfaisante ? Pourquoi celles de Jupiter, qui est si impérieux ne signifieraient-elles rien de pareil ? Pourquoi celles de Mars, qui est tout de feu, n’auraient elles pas une semblable vertu ? Les nœuds de Mercure et de Vénus seraient-ils oisifs, tandis que ceux de la Lune produisent de si étranges effets ?
Je ne veux pas maintenant m’amuser à réfuter en particulier tout ce qu’ils ont d’événements fortunés, des afflictions, des richesses, et de la pauvreté, des héritages, du patrimoine, et le reste. C’est assez d’avoir sapé l’édifice par le fondement, et d’avoir renversé la base de leurs rêveries, si cette tête et cette queue produisaient des choses si différentes, quand elles changent de maison, elles seraient comme des caméléons et des lézards, qui prennent la couleur des objets qu’ils approchent. Il faudrait désirer, pour quelques uns, qu’elles fussent toujours en un même lieu, et il serait à craindre pour les autres qu’elles y fissent un long séjour.
Concluons donc, et disons que si l’on avait partout avancé des propositions contredisant celles des astrologues, pour leurs dragonneries, on aurait justement rencontré le centre de la vérité.
Révérend Père Jacques de Billy, Religieux de la Compagnie de Jésus